Le Principe de Générosité

La déroute de nos systèmes de distribution

Importance des circuits de distribution.

D’aucuns ont affirmé que l’ex-URSS s’est effondrée par manque de circuits de distribution corrects. En un mot, entre l’agriculteur qui produisait la pomme de terre et le citoyen soviétique qui devait s’en nourrir, l’acheminement n’était pas assuré correctement. Il était supposé en aller de même pour tout ce qui fait fonctionner nos sociétés si complexes : fabrication de produits manufacturés, etc. Je n’ai aucun élément pour juger objectivement. Nos pays capitalistes ont en effet produit un flot de désinformation ahurissant à propos du fonctionnement interne des pays communistes. Mais quoi qu’il en soit, cela semble plausible.

Nous aurions donc « gagné » en partie la « Guerre Froide » grâce à des systèmes de distribution géniaux qui nous permettent de fournir une automobile à celui qui en a besoin (ou veut frimer avec...) à partir des métaux extraits de mines situées partout dans le Monde et de tous les autres éléments de base qui fournissent les matières premières avec lesquelles on fabrique les pièces qui, assemblées, fourniront l’outil de déplacement en question.

Dont acte. Regardons donc ce qu’il en est réellement.

 

Le marasme de notre système de distribution.

Il est bien évident, ou il devrait être bien évident, que produire des denrées ou objets nécessaires à la vie des êtres humains que nous sommes n’a d’intérêt que s’ils parviennent réellement à ceux qui en ont besoin. Pour poursuivre l’exemple précédent, le circuit de distribution n’a complètement rempli son rôle que si, non seulement il a permis la fabrication des automobiles, mais il les a également fournies à ceux qui ont à se déplacer avec. S’il aboutit à entasser les véhicules sur un parking appartenant au constructeur automobile, il a échoué. Il en va de même, et de manière beaucoup plus vitale, pour les denrées alimentaires, les médicaments, la fourniture des soins médicaux et tout ce qui nous maintient en vie.

Notre système de distribution est donc un désastre. Jugez plutôt :

            -300.000 SDF en France ;

            -bien plus de gens encore qui ne mangent pas à leur faim (regardez simplement le « succès » des Restos du Cœur, alors même que bien des gens dans le besoin ont honte de leur propre condition au point de ne pas oser faire appel à eux...) ;

            -un nombre de chômeurs qui atteint 4 millions, étant entendu que le problème n’est pas qu’ils ne travaillent pas, mais que cela les conduise, eux et leur famille, à un manque de ressource et à une précarité insupportable ;

            -des retraités dont on réduit progressivement les ressources au point d’en affamer certains ;

            -des moyens pour assurer la santé de nos concitoyens qui diminuent progressivement au point que certains soins nouveaux susceptibles de sauver des vies ne sont pas pris en compte par la Sécurité Sociale ; les délais pour obtenir un rendez-vous dans certains secteurs peuvent même retarder le diagnostic de maladies qui doivent être prises en compte le plus tôt possible comme les cancers ;

            -et ce n’est pas mieux ailleurs, 40 millions d’habitants des USA sous le seuil de pauvreté.

C’est bien le système de distribution qui est en cause. Nous avons largement de quoi produire de la nourriture supplémentaire puisque nous mettons délibérément des terres en jachère. Nous avons les logements inoccupés qui permettraient de loger les SDF ou les mal-logés. Nous limitons les formations et les embauches en médecine sous prétexte de « limiter les dépenses de la Sécu » mais nous aurions de quoi soigner tout le monde mieux et plus vite. Etc.

 

Rôles respectifs des moyens de distribution matériels et du système financier. Le Veau d’Or.

Bien entendu, vous direz : « Mais notre système de distribution est parfait ou presque. Tous ces gens n’ont simplement pas l’argent nécessaire pour acheter ce dont ils ont besoin. » D’aucun, plus perfidement en période de chômage, ajouteront : « Ils n’ont qu’à travailler et gagner leur vie. » Sous-entendant ainsi qu’il s’agit de fainéants.

A ce stade, il faut que vous fassiez un choix entre les deux membres d’une alternative que l’on s’obstine à ne pas voir sinon à cacher :

-soit vous considérez que l’argent, et donc ses modes de distribution et de prélèvement, sont partie intégrante de notre système de distribution... et vous constaterez immédiatement que c’est par là qu’il pêche (même si les moyens matériels de distribution pourraient sans doute avantageusement pour notre société être améliorés en remplaçant quelques camions pollueurs par des trains, du ferroutage ou je ne sais quoi d’autre, là n’est pas du tout le cœur du problème) ;

-soit vous considérez que l’argent, entendez le système financier dans sa globalité, incluant aussi bien la spéculation que la gestion par les banques, les prélèvements par l’Etat et toutes choses de ce genre, est intouchable ; en un mot entre améliorer le dit système financier ou sacrifier un lot d’êtres humains de plus en plus important, vous choisissez le deuxième membre de l’alternative.

 

Depuis la nuit des temps et dans toutes les sociétés, qu’est-ce qui est au-dessus des hommes et de leur société au point qu’on se sacrifie pour eux, voire qu’on fasse des sacrifices humains pour eux ? Dieu ou les dieux suivant les époques et les croyances. Je suis personnellement agnostique et l’image biblique que je me sens obligé de prendre tellement elle est criante de vérité ne me plaît guère. Mais elle est trop claire pour y renoncer. Tous ceux qui considèrent que le système financier tel que je l’ai défini est intouchable et qu’il est normal qu’on lui sacrifie des êtres humains ont érigé ce système en dieu situé bien au-dessus des hommes que nous sommes. Nous avons forgé un nouveau Veau d’Or pour l’adorer. Et qui plus est, ce dieu assoiffé de sang mérite qu’on lui sacrifie des pourcentages de plus en plus importants de la population. Bien entendu, on ne va pas les sacrifier avec un poignard en obsidienne devant la corbeille de la Bourse ou sur le quai de Bercy suivant les goûts et les choix de chacun. Non ! On les fait crever à petit feu, allant de chômage en misère, de misère en alcool ou en SDF jusqu’à une déchéance ou une mort que nous allons même parfois jusqu’à mépriser... jusqu’à ce que nous soyons touchés à notre tour !

 

Au passage, notez que si vous faites ce choix, vous ne pouvez plus dire que le système de distribution de l’ex-URSS fut un désastre ! Comme chez nous actuellement, les riches, ce qu’on a appelé la « Nomenklatura » bénéficiaient de tous les produits qu’ils pouvaient souhaiter et les pauvres crevaient de faim. Où pourrait donc bien se trouver une différence ? Ni mieux, ni pire…

 

Alors que faire ?

Il y a déjà un grand pas qui peut être franchi : celui de prendre conscience collectivement de ce que j’écris ci-dessus. Comment pourrions nous remettre en cause ce Veau d’Or tant que nous n’avons pas pris conscience de son existence ? Tant que nous n’avons pas compris qu’il y a des moyens de lutter collectivement contre la spéculation, contre la corruption quand elle existe... ou tout simplement que l’entreprise présentée comme une entité intouchable est devenue la première patte de ce Veau qui nous dévore, alors qu’elle devrait justement être un outil qui nous permet de mieux vivre, de vivre décemment en tout cas, nous fournissant ce dont nous avons tous besoin pour cela. Tant que nous n’avons pas compris non plus que des impôts et des cotisations sociales, ça n’est pas uniquement fait pour nous imposer une brimade qu’il faut essayer de réduire, mais surtout pour assurer une vie sociale décente à tous, loin des ghettos pour pauvres... Et aussi loin des ghettos pour riches qui craignent de plus en plus les agressions des pauvres qui prolifèrent et qui doivent en conséquence se barricader derrière des clôtures, des alarmes et des vigiles (voyez ce qui se passe en Colombie, pays « en avance » sur nous de ce point de vue ; aimeriez-vous être riche en Colombie... et tout le temps sous la menace que vous ou vos enfants soyez enlevés ?).

Bien entendu, il faut aller plus loin et j’évoque des pistes dans l’essai que vous trouverez sur le présent site. Il y en a, et de très simples, mais dire « taxe Tobin pour lutter contre la spéculation » ne veut rien dire. Il vaut beaucoup mieux dire « taxe Tobin pensée pour participer à la réorganisation des circuits financiers et donc améliorer la distribution des biens vitaux ». Il s’agira presque de la même chose... La spéculation en prendra un coup tout autant. Mais on saura beaucoup mieux où l’on va. En outre, il ne s’agit plus alors d’un impératif moral mais d’une nécessité pratique.

 

Et puis aussi.

Ceci va plus loin. Il y a là-dessous tout un non-dit sur la vie en société et l’individualisme. Si nous avons choisi collectivement à une écrasante majorité le Veau d’Or, c’est aussi parce que nous pensons que la société ne nous apporte rien, ne peut rien nous apporter ; que l’Etat est une chose périmée. Bien entendu, c’est suicidaire et nous le vivons quotidiennement à travers les hôpitaux ou la police dont nous avons malheureusement besoin, comme de bien d’autres choses encore. Mais cela cache deux choses cruciales que je ne ferai que citer ici, je les ai largement décortiquées dans mon essai de plusieurs manières différentes :

-penser qu’on se débrouillera mieux sans Etat, c’est penser que chacun de nous pourra mieux optimiser sa situation individuellement plutôt que de rechercher un optimum global ; c’est une des bêtises que font tous les débutants en mathématique à un moment ou à un autre, penser que la somme des optimums des parties conduit à l’optimum du tout ; bien entendu, il y a un juste milieu à conserver : nous avons trop vu avec nombre d’Etats totalitaires ce que donne la recherche d’un optimum global théorique et fumeux ;

-mais c’est aussi avoir une attitude collective suicidaire qui cache un malaise plus profond de notre société : il s’agit de l’explosion de la population mondiale qui secrète les moyens, douloureux, de son autorégulation, donc de la destruction d’une partie d’entre nous.

Alors, si nous commencions à essayer de nous autoréguler nous-mêmes, nous qui sommes si modernes et qui savons tout ?