Genèse

            Six heures! Cela faisait déjà six heures que Pierre luttait pour essayer de sauver sa peau. Il relâcha le bouton d’éclairage de sa montre et s’assit sur le tas de pierres qui commençait à s’accumuler derrière lui. Toutes les heures, il s’imposait ainsi, malgré sa fébrilité, quelques minutes de pause pour réfléchir à sa situation et à ce qu’il allait faire dans l’heure suivante ; pour se reposer également car tenter de déblayer l’éboulement qui vous emmure dans une vieille galerie de mine n’est pas une partie de plaisir !

            Depuis bientôt vingt-deux ans, Pierre Adam, minéralogiste amateur, mais passionné et très compétent, passait ainsi la majeure partie de ses loisirs à rôder dans les carrières et les mines, abandonnées ou non, en quête du spécimen rare, ou, tout simplement, des sensations étranges et fortes qui s’emparent de l’être humain lorsque celui-ci s’enfonce dans les entrailles de la terre. Très jeune, Pierre avait commencé à ramasser des cailloux parmi ceux qui jonchaient les sentiers de son Aveyron natal. Vers quinze ans, il avait déjà parcouru un nombre respectable de kilomètres sur son vélo, enfournant dans les sacoches de celui-ci de superbes cristallisations. Elles auraient rendu jaloux nombre de collectionneurs citadins pour qui l’accès aux beautés de la nature passe par le pillage et le mercantilisme de certains « naturalistes », ou prétendus tels, professionnels.

            Il les avait trouvées au hasard d’une route dont on vient de rectifier le tracé, d’un chemin d’exploitation forestière nouvellement ouvert, ou sur les haldes de quelque vieille mine effacée des mémoires humaines depuis des décennies. Ses amis les carriers et les mineurs lui en avaient également donné bon nombre. Poussé par le souci d’une profession solide et suffisamment lucrative, il avait paradoxalement entamé une carrière d’informaticien, suivant en cela la filière dans laquelle ses professeurs et son don pour les sciences exactes l’avaient poussé. Le simple bon sens aurait pourtant dû faire de lui un géologue.

            Pour lors, à trente-deux ans, il avait étendu le champ de sa curiosité à bien d’autres régions que le cercle restreint de ses recherches de jeunesse. Il cherchait toujours plus à observer et comprendre qu’à approprier et méprisait le vandalisme qui conduit certains à détruire une murette parce qu’une des pierres qui la composent brille un peu, ou pire encore, à creuser une tranchée au milieu d’un chemin parce qu’un filon le recoupe.

            Prudent de nature, il estimait toujours le danger que pouvait présenter une galerie ou un front de taille, préférant parfois se priver d’un plaisir pour ne pas courir un risque trop grand. Il savait très bien cependant qu’une mine ou une carrière, surtout lorsqu’elle est abandonnée, est toujours très dangereuse à cause de l’instabilité que l’homme a créée par son exploitation. Visiter les grottes et cavités naturelles que la nature a façonnées en un temps beaucoup plus long, donc beaucoup plus stables, n’est déjà pas exempt de danger et les spéléologues le savent bien. Il avait lui-même assisté à quelques éboulements, observant ainsi, autant que possible, la genèse de tels accidents toujours assez imprévisibles.

            Il n’aurait cependant jamais imaginé que cette exploitation du début du vingtième siècle puisse lui réserver une telle surprise. Le travers-banc de trois cents mètres, solidement étayé, semblait fait pour défier le temps. Il s’y était engagé avec sa circonspection habituelle mais sans aucune arrière-pensée. En plusieurs endroits, des galeries transversales attaquaient les zones minéralisées et avaient retenu toute sa curiosité. Un coup d’œil sur les étais ou au sol pour ne pas risquer la chute dans quelque puits non signalé dans les archives, un coup de marteau pour détacher quelque échantillon aussitôt examiné en détail, souvent à la loupe, Pierre avait ainsi progressé sur au moins deux cents mètres.

            Et puis le drame ! Un grondement sourd, comme si la terre prenait vie, des étais qui vibrent, quelques blocs qui se détachent du plafond et même quelques cailloux qui ricochent sur son casque, et, de nouveau, ce silence des profondeurs de la terre juste troublé par le bruit cristallin de la goutte d’eau qui poursuit inlassablement son travail de sape ou de concrétionnement. Très inquiet, Pierre avait rebroussé chemin précipitamment, se dirigeant vers l’air libre. Les cent cinquante premiers mètres s’étaient passés sans encombre : quatre ou cinq blocs à enjamber, un ou deux petits éboulements de la paroi à contourner avaient cependant alimenté son inquiétude. L’amoncellement de roches et d’argile qui barrait la galerie avait justifié celle-ci.

            Il ne lui restait plus que deux chances de s’en tirer, soit il arrivait à se frayer un chemin jusqu’à la sortie, soit des secours extérieurs venaient le libérer. Cette deuxième hypothèse était assez incertaine. Bien qu’il ait indiqué, comme toujours, dans quel secteur il allait, sa voiture garée à près d’un kilomètre ne donnait guère sa localisation exacte parmi toutes les anciennes galeries de mine existant dans le secteur. Ainsi, bien que le travail soit énorme et les risques d’un nouvel éboulement non nuls, Pierre s’était décidé à essayer de s’en sortir seul. Après tout, mieux valait lutter et courir ce risque que celui de la lente agonie par inanition !

            Il reprit son travail. Une petite excavation, ou plutôt un semblant de tunnel, commençait à se dessiner du côté de la galerie opposé à celui d’où était parti l’éboulement, au sommet de la paroi de droite. Il devait maintenant creuser à quatre pattes, parfois même à plat ventre, dans une position très inconfortable que l’humidité et l’argile gluante contribuaient à aggraver, puis ramper à reculons pour évacuer ses déblais. Le travail paraissait cependant plus facile et un entassement de blocs remplaçait de plus en plus la glaise du premier mètre. Il intensifia son effort malgré la fatigue.

            Outre son souci majeur, arriver à se dégager, une idée n’arrêtait pas de le tracasser : quelle pouvait bien être la cause de cet accident ? Il savait très bien qu’il ne faut jamais jouer avec les anciens travaux miniers et connaissait, mieux que nul autre, les risques auxquels, malgré toute sa prudence, il s’exposait régulièrement. Il les avait acceptés une bonne fois pour toutes, préférant une vie intense, due-t-elle être courte, à une existence pantouflarde et sécurisante. Célibataire et ayant perdu son père, dernier membre de sa famille proche, voilà deux ans, un accident n’entraînerait de souffrance pour personne d’autre. Ses nombreux amis et collègues le pleureraient un peu, tout en blâmant à mots couverts son inconscience.

            Mais malgré ce fatalisme et cette familiarité avec le danger, il ne comprenait pas. Ce n’était pas sa présence cent cinquante mètres plus loin qui avait pu perturber l’équilibre, toujours précaire, de la galerie au point de déclencher le drame, d’autant plus qu’à ce moment, il était parfaitement immobile, observant en détail un filonnet dont l’apparence géodique laissait espérer les espèces minérales rares découvertes jadis en ce lieu.

            Les vieilles galeries de mine sont toutes vouées à l’éboulement à plus ou moins longue échéance, une coïncidence est toujours possible, mais il y avait eu ce grondement et cette vibration de tout le sol. Et puis, en premier, il s’en souvenait maintenant distinctement malgré sa nervosité, il y avait eu comme le claquement de fouet d’une explosion proche.

            Connaître la cause exacte avait son importance. S’il s’agissait d’un petit tremblement de terre, comme il le craignait et bien que cette région de Lozère y soit peu sujette, les équipes de secours auraient sans doute bien d’autres chats à fouetter que de le rechercher. Et quand bien même elles se préoccuperaient de sa modeste personne, elles ne sauraient ou diriger leurs pas dans ce district minier de la région de Villefort dans lequel la fragile stabilité de nombreuses galeries avait sans nul doute été rompue simultanément.

            Il dégagea encore quelques blocs et se rendit compte qu’il y avait un espace libre derrière. Il ralluma sa lampe électrique, car il creusait maintenant dans l’obscurité depuis qu’il avait dû passer sur ses piles de rechange. Il ne s’agissait pas de gaspiller les deux dernières et il donnait juste un coup de lumière de temps à autre pour constater l’état d’avancement de son travail de taupe.

            Un immense espoir gonfla sa poitrine lorsque le pinceau lumineux éclaira les rails et les étais marquant le prolongement de la galerie, visibles par l’orifice qu’il venait de pratiquer. Il acheva fébrilement de pratiquer une ouverture suffisante pour ramper de l’autre côté et revint en arrière chercher le reste de son attirail : son sac à dos et quelques burins ainsi que sa trouvaille minéralogique du jour, une plaque de barytine crêtée rose couverte de petits cristaux d’un autre minéral bien plus rare. Il l’avait mise machinalement de côté au début de ses travaux de déblaiement, lorsqu’il avait encore de la lumière. Collectionneur impénitent, il l’emballa et la rangea soigneusement dans son sac, fit passer celui-ci devant lui, rampa dans le passage qu’il venait de se frayer et se précipita vers la sortie.

            Une douche glacée l’attendait une vingtaine de mètres plus loin : un nouvel éboulement, parti comme le précédent du haut de la paroi de droite. Après examen, celui-ci laissait un petit espace en haut à gauche. Il l’élargit tant bien que mal et se glissa péniblement dans l’étroit boyau. Une bouffée d’air frais le frappa au visage. Son moral remonta vers des sommets. Epuisé, il s’assit longuement et rassembla ses idées. La première qui lui vint à l’esprit fut que, s’il sentait l’air extérieur, il ne voyait toujours pas le jour. Il réalisa alors qu’il faisait nuit depuis longtemps. Sa montre indiquait presque minuit. Il lui avait fallu huit heures pour s’extirper de ce qui avait failli être un tombeau à la mesure de sa passion.

            Franchissant les derniers mètres de galerie, il constata, autant qu’il le pouvait dans l’obscurité de cette nuit de nouvelle lune, que l’extérieur n’était guère plus reluisant que ce qu’il venait de surmonter. Dans le pinceau de sa lampe, il aperçut un fatras de troncs d’arbres brisés qui obstruait la petite tranchée précédant la mine. Au-delà, le sous-bois semblait ne plus être qu’un chaos de troncs et de branches dans lequel il renonça à chercher son chemin. Etrange... mais il ne se posa pas plus de questions et, trop heureux de ne pas être resté emmuré, il s’enroula dans sa couverture de survie et prit, dans la douceur de la nuit d’été, la route d’un sommeil peuplé de cauchemars.

            Le soleil qui vint réveiller notre dormeur éclairait une scène hallucinante. La forêt qui dissimulait l’orifice de la vieille mine de plomb argentifère avait cédé la place au jeu de mikado géant de troncs d’arbres entrecroisés les uns sur les autres. Tout près de Pierre, les racines d’un vieux chêne, arrachées à leur sol nourricier, s’étalaient en pattes d’araignée gigantesques, engluées de paquets de terre. Cette vision, embrumée de sommeil, lui sembla encore un moment la prolongation de ses terreurs de la nuit.

            Aidé par la faim qui commençait à le tenailler, il finit par reprendre tout à fait conscience et détailla la situation. Comme il l’avait pressenti, l’accident dont il avait failli être victime n’était qu’un épiphénomène d’une catastrophe plus conséquente, un tremblement de terre sans nul doute, encore que les troncs brisés en mille morceaux présentassent un aspect curieux. En y regardant bien, ils semblaient noircis par quelque incendie et les feuilles qu’ils supportaient encore avaient pris une couleur automnale tout à fait inattendue en ce début du mois d’août.

            Bien que jonché d’obstacles, le trajet pour rejoindre la voiture, dont le sort l’inquiétait, était facile à retrouver. Il suivait le fond d’un vallon et le mince filet d’eau qui y serpentait. Il s’y hâta autant que cela était possible, pressé de voir l’état de son matériel, de ses provisions et espérant surtout y récupérer l’eau potable qu’il y avait laissée.

            La densité des obstacles diminua progressivement. Lorsqu’il déboucha, au sortir de la petite vallée, sur le magnifique paysage cévenol qui s’étendait jusqu’au mont Lozère à trente kilomètres de là, le taillis qui l’entourait était à nouveau debout, bien que supportant toujours des feuilles brunies d’une manière inexplicable.

            Le silence de cette matinée d’été attira son attention mais il l’attribua à son imagination un peu détraquée par les événements de la veille. Sain et sauf sous le soleil qui commençait à réchauffer l’atmosphère, il allait maintenant regagner des lieux plus hospitaliers pour se remettre de ses émotions. L’Auberge Lozérienne, toute proche et dont les menus peuplés de cèpes et de spécialités régionales excitaient sa salivation depuis plusieurs jours, allait sûrement recevoir sa visite.

            Un regard sur ce paysage si souvent admiré lui coupa bras et jambes. Un tas de ruines et une colonne de fumée marquaient l’emplacement de l’auberge dont il escomptait le réconfort. Il en était de même pour une partie des maisons serrées dans les villages qui égayaient la vallée du Chassezac ou qui se cachaient au coin de quelque vallon. Le silence devint soudain angoissant à en crier et il resta hébété à contempler ce spectacle d’Apocalypse.

            Et puis, il y avait ces taches dans le paysage, une dizaine au total d’où il était placé, vastes cercles de quelques centaines de mètres de diamètre à l’intérieur desquels tout avait été abattu, détruit, bruni, noirci. Il réalisa rapidement que la zone qu’il venait de quitter n’était autre qu’un de ces cercles.

            Pierre crut qu’il était devenu fou lors de l’éboulement : ce bruit, ces pierres sur son casque, cette lutte pour retrouver l’air libre... Quelques jurons lui montèrent aux lèvres et l’arbre situé à côté de lui reçut un grand coup de poing. La douleur et la vue du sang le ramenèrent à la réalité et il entreprit désespérément de fixer ses idées, d’analyser une situation dont presque tous les éléments lui échappaient. Pendant que le désastre se déroulait, il était prisonnier sous cent mètres de rochers. Il cueillit machinalement une feuille, plus brune que verte. Celle-ci se cassa dans ses doigts, tout comme une tige de sauge qui poussait à ses pieds.

            Il se bloqua sur une idée : quelqu’un ! Immédiatement ! Le plus vite possible ! Il lui fallait trouver quelqu’un qui lui dise qu’il ne rêvait pas, qui lui explique quel cataclysme s’était soudain abattu sur la contrée. Il se précipita vers sa voiture, meilleure direction pour regagner la route et les lieux habités.

            Un tracteur était arrêté sur le bord d’un champ, le long de son chemin. La silhouette du cultivateur se découpait sur le rideau d’arbres qui bordait la parcelle. Il obliqua dans cette direction. A mesure qu’il s’approchait, l’étrange position du tracteur apparaissait, à l’extrémité d’un sillon, le moteur à moitié enfoncé dans la haie, son conducteur étrangement immobile. A une dizaine de mètres, il voulut appeler. Ses paroles se coincèrent dans sa gorge. Se forçant, il réussit à crier : « Bonjour… », « S’il vous plaît… ».

            Le silence lui répondit avec cruauté, retombant comme une chape sur ses épaules. Il s’approcha avec circonspection, douloureusement, et continua à appeler. L’homme restait toujours immobile, crispé sur son volant. Le visage fixe, d’où tout le sang s’était retiré, le fit reculer d’horreur. Il se contraint cependant à avancer. Il voulait savoir. Il était vital de savoir. En outre, peut-être pouvait-il encore quelque chose pour lui. Il effleura la main glacée et raidie et s’enfuit comme un fou vers sa voiture.

            Elle était toujours là, semblable à elle-même. Il en ressentit un certain soulagement. Dans le coffre l’attendait son carton de provisions et son matériel tels qu’ils les avaient laissés. Il but à longs traits l’eau minérale rafraîchie par la nuit et avala une boîte de gâteaux presque entière avant de repousser le tout avec épouvante. Quelle était la cause de tous ces drames ? Ne pouvait-il s’agir d’explosions atomiques, de bombes bactériologiques ou de je ne sais quel rayonnement extra-terrestre ? Ses aliments n’étaient-ils pas pollués ? Ne contenaient-ils pas quelque poison insidieux ?

            Il lui fallait trouver quelqu’un, sortir de cet enfer. Il monta au volant après avoir rangé ses affaires rapidement mais avec soin. La pierre ramassée dans la galerie lui parut soudain grotesque. Son regard se posa sur le bouton de la radio qu’il tourna avec espoir. Rien ! Aucune de ses stations habituelles ne lui parvenait. Avaient-elles été, elles aussi, touchées par la catastrophe, ou bien son poste avait-il été détérioré ?

            Il tourna la clé de contact et le ronronnement du moteur eut tôt fait de couvrir l’angoissant silence. Il réalisa seulement alors que celui-ci provenait de l’absence de toute vie. Pas un chant d’oiseau. Nul crissement de sauterelle. Il claqua la portière et fit route vers le village proche. En chemin, il pila brutalement, apercevant l’arrière d’une voiture qui émergeait du fossé. S’approchant, il constata que le conducteur était dans le même état que celui du tracteur. Il frissonna et revint à son volant précipitamment. Il semblait bien que les deux morts l’étaient déjà alors même que leur véhicule était encore en mouvement. Celui-ci avait terminé sa course où il pouvait, dans la haie pour le tracteur, dans le fossé pour la voiture.

            En entrant dans le village, Pierre vit encore d’autres voitures arrêtées plus ou moins brutalement sur des obstacles. Quelques maisons finissaient de brûler. Il rassembla tout son courage et alla jusqu’à la place de l’église, faisant halte devant le Café du Commerce, juste en face. A travers la porte vitrée, on apercevait l’intérieur de la salle, intact, quelques consommateurs à une table, immobiles, une personne étendue par terre.

            Pierre ne s’approcha pas plus. Pensant soudain à son téléphone portable, il essaya d’appeler des connaissances à Paris ou à l’étranger. Devant l’absence de connexion, il n’insista pas et s’enfuit en rase campagne. Il devait chercher les limites de la zone atteinte. Il regarda sa jauge d’essence. Par chance, il avait fait le plein la veille. Il pouvait espérer franchir six à sept cents kilomètres, si les stations d’essence ne fonctionnaient plus, ou s’il n’avait pas le courage de s’y approvisionner, trop de véhicules y étant immobilisés définitivement avec leurs occupants.

            Il se rangea sur le bord de la route et étudia la carte. Il irait vers Lyon, ville qu’il atteindrait largement avec sa réserve de carburant, même si quelques zones particulièrement dévastées l’obligeaient à un détour. Il décida d’éviter la vallée du Rhône à cause du couloir de la chimie, des centrales nucléaires et du risque de pollution, au cas où certaines des installations auraient été endommagées.

            Il reprit la route tout en réfléchissant aux causes possibles. L’hypothèse d’une attaque nucléaire le hantait. Il avait lu un article qui lui revenait à l’esprit. Il s’agissait des super bombes à neutrons mises en place dans le plus grand secret par les deux blocs, américain et soviétique, lors de la guerre froide, et qui avaient encore été perfectionnées après l’éclatement de l’URSS. Il ne s’agissait plus, à proprement parler, de neutrons, mais de particules ultra pénétrantes qui pouvaient traverser cent mètres de pierre et un mètre de blindage de plomb. Les bombes qui les portaient ne causaient de destructions physiques que sur de petits périmètres et étaient placées dans des fusées à ogives multiples capables de quadriller l’ensemble des terres émergées et une petite partie des océans, celle portant des navires ou cachant des sous-marins.

            Des détails lui revenaient en mémoire : la densité de bombes prévue en Europe était huit fois plus forte qu’en Afrique mais deux fois moindre qu’aux U.S.A., et en Russie. Cette description correspondait exactement à ce qu’il voyait mais lui posait d’autres problèmes. Et tout d’abord, qu’est-ce qui avait bien pu déclencher une telle horreur ? Il savait bien que le président américain, qui disposait de toutes les clés pour déclencher tout seul le feu nucléaire, était sujet à des crises d’agressivité et, pour lors, très remonté contre la Russie et la Chine qui s’opposaient à ses visées hégémoniques sur le Moyen-Orient. Cela pouvait constituer une explication, étant entendu que le déclenchement d’une attaque devait entraîner automatiquement la riposte de l’autre camp. Les accords de désarmement n’avaient pas encore conduit à la destruction de tout cet arsenal, d’autant plus que les techniciens ne savaient pas trop comment procéder et que les militaires tenaient à leur « outil de travail » qu’ils continuaient plus ou moins à entretenir, voire à « perfectionner » en cachette.

            Et dans l’hypothèse d’un conflit nucléaire, comment était il en vie, lui seul parmi des milliers de morts dont il voyait les voitures éparses au fil des kilomètres, les maisons brûlées et les villages désertés ? Peut-être l’épaisseur de roche et la nature du filon, riche en plomb et non dépilé au-dessus de lui, l’avaient-il protégés ? En tout cas, il se devait de chercher des survivants, voire des parties du monde non atteintes, dans son propre intérêt, car sinon, il était certainement voué à la folie, mais aussi dans celui des autres, peut-être ensevelis comme il l’avait été.

            Sa supposition concordait assez bien avec ce qu’il voyait si le rayonnement mortel, qui ne devait pas durer plus d’une demi-heure, avait frappé brutalement tous les êtres vivants. Les incendies s’expliquaient également comme extension incontrôlée des feux utilisés par l’homme dans sa vie domestique. Il s’agissait de la bombe dite « propre », c’est à dire ne faisant qu’anéantir toute vie depuis le virus jusqu’à l’être humain sans pour autant casser beaucoup de choses ni laisser de rayonnement polluant. Propre pour qui ?

            D’autres possibilités pouvaient être envisagées, par exemple l’arrivée d’un rayonnement extra-terrestre inexpliqué. La terre a ainsi connu des cataclysmes énigmatiques, comme celui qui anéantit les grands reptiles et les ammonites à la fin de l’ère secondaire. Ceci n’expliquait cependant pas les taches hectométriques. Des bombes bactériologiques ne fournissaient pas non plus une explication satisfaisante. Restait à comprendre le déclenchement d’une attaque nucléaire. En dehors du déclenchement par le président américain, il pouvait aussi s’agir de l’œuvre d’un fou, d’une erreur des systèmes de détection prenant un artefact quelconque pour une attaque adverse, d’une défaillance des systèmes électroniques qui auraient lancé une riposte par erreur, amorçant ainsi l’ensemble de la spirale infernale. Peut-être ne saurait-il jamais rien de plus.

            Les hypothèses et les idées tournoyaient dans la tête de Pierre sans arriver à se poser. Le paysage lépreux défilait maintenant régulièrement devant ses yeux. De temps à autre, son cœur se soulevait à la vue d’une voiture arrêtée dans le décor ou de cadavres étendus dans les rues d’un village. Une citerne de carburant avait brûlé à proximité du Puy et l’obligea à un long détour.

            Malgré ces horreurs, cette régularité des kilomètres l’apaisa un peu et son estomac commença à manifester par des crampes une faim guère satisfaite depuis vingt-quatre heures. Après tout, si ses suppositions étaient bonnes, ses victuailles avaient dû être stérilisées par le rayonnement et n’en étaient que plus comestibles. Il n’aurait alors pas de problème de nourriture avant des années, s’il résistait aussi longtemps... Il s’arrêta donc dans l’endroit le plus bucolique, ou le moins terrifiant, possible et fit un sort à une bonne partie de ses réserves, puis se reposa quelque temps. Il décida d’essayer à nouveau sa radio, mais aucune des stations qu’il aurait pu capter n’émettait plus. Le CDrom écouté les jours précédents ne fournit pas plus de son qu’un grésillement décourageant. Avait-il été effacé ou bien le matériel lui-même était-il endommagé ? Aucune réponse ne pouvait être apportée à cette question.

            Pierre reprit donc la route avec lassitude. Les embûches éparses ne lui permettaient pas de rouler vite. Et d’ailleurs, à quoi bon ? Seul son tempérament de lutteur l’aidait à tenir le coup et à continuer à agir, à suivre une ligne de conduite qu’il s’était fixée et qui émergeait d’un océan d’absurdités.

            Lyon approchait maintenant. Vers Saint-Etienne, il avait dû emprunter des chemins de traverse de plus en plus détournés : la densité de voitures le bloquait à chaque instant et augmentait son épouvante de minute en minute. A quoi bon aller à Lyon ? Ce serait pareil qu’ailleurs. Il finit par se décider à obliquer vers Roanne. Il pourrait ainsi aller vers Paris qu’il se devait de visiter. Peut-être y trouverait-il la clé du mystère, ou des survivants ayant eu la même idée.

            Le soir commençait à tomber. Il fallait se nourrir et chercher un endroit pour dormir. Cette idée lui faisait horreur. Une nuit peuplée de fantômes se dessinait devant lui. Il chercha un point haut, pensant qu’il pourrait ainsi remarquer tout mouvement de lumière et faire lui-même des appels avec ses phares. A qui ? Pour la nourriture, il lui en restait un peu, et il n’avait qu’à se servir... Oui, mais à quel prix ! Il ne se sentit pas le courage de franchir le seuil d’une de ces boutiques-tombeaux qui jalonnaient sa route.

            Il finit par s’arrêter sur le sommet d’une colline. Machinalement, il gara sa voiture sur un parking prévu pour cet usage. Le grotesque de ce geste alourdit encore le silence de mort qui venait de retomber avec l’arrêt du moteur. Reculant son siège, notre rescapé put enfin prendre du repos. Sa tête était douloureuse et l’empêchait de dormir. Des spectres hantaient son esprit tandis que la nuit obscurcissait le paysage. Demain il faudrait manger, trouver de l’essence, continuer à agir. Il regarda ses mains. Elles tremblaient.

            La nuit faisait ressortir le rougeoiement de quelques zones où l’incendie continuait son œuvre absurde. Derrière lui, à un ou deux kilomètres, une voiture arrêtée, comme des milliers d’autres, sur le côté de la route, avait gardé ses phares allumés… Des phares ! Il réalisa soudain que cela faisait vingt-quatre heures que la catastrophe avait eu lieu. La batterie aurait dû être à plat depuis longtemps. Subsistait-il une main humaine pour les allumer ? Pierre regarda avec espoir la double lumière qui brillait. Puis il retomba dans une lourde apathie. Quelle terreur cachait encore ce clin d’œil que lui lançait la vie?

            Se faisant violence, il remit pourtant son moteur en marche et se dirigea avec appréhension vers la lumière. Arrivé à proximité, il dirigea son véhicule et ses propres projecteurs sur la voiture. A l’intérieur, une ombre fugitive disparut. Il avança son pare-choc tout contre l’automobile et descendit, sa lampe de poche à la main. L’angoisse l’étreignait et il sentait son cœur frapper des coups sourds dans sa poitrine. Il s’approcha plus près. Il entendit alors de faibles cris. A l’arrière, un bébé réveillé par la trop forte lumière pleurait dans un hamac. A l’avant il vit la mère secouée de sanglots. Il ouvrit fermement la portière. Elle l’accueillit par un hurlement et un mouvement de fuite horrifiée. Il parla doucement, prononçant des phrases stupides mais apaisantes. « Ne vous inquiétez pas », « que s’est-il passé? », « comment vous appelez vous? »

            Quatre ans s’étaient écoulés lorsqu’Evelyne, c’était son prénom, fut prise des premières douleurs. Pierre et elle s’étaient installés avec le petit Eric dans une maison isolée du Gâtinais. Il leur avait fallu bien des luttes, surmonter bien des découragements pour établir leur vie de Robinson dans un monde de cauchemar. Les premiers mois avaient été les plus durs. Leur quête d’une vie rescapée avait été vaine. Restés seuls, ils n’auraient certainement pas tenu le coup. Avec le bébé, il avait fallu parer immédiatement au plus pressé. Evelyne et l’enfant n’avaient dû leur salut qu’à un concours de circonstances miraculeux. Une crevaison au beau milieu du tunnel du Mont-Blanc leur avait procuré des centaines de mètres de bouclier pendant la durée du rayonnement mortel.

            Même le climat s’était trouvé perturbé. Après les quelques jours de canicule qui avaient suivi le drame, l’eau évaporée de toute la matière vivante stérilisée était retombée en pluies diluviennes. Les cadavres que la vie bactériologique anéantie n’avait pu attaquer étaient tombés en poussière, laissant quelques lugubres souvenirs de leur existence terrestre derrière eux.

            Nos survivants n’avaient pas de problèmes matériels. Le premier moment d’horreur passé, ils avaient pu vérifier qu’ils n’avaient qu’à se servir. L’obligation de pourvoir à l’alimentation et à la sécurité du petit Eric les avait aidés à sauter le pas. Ils avaient alors constaté que, non touchés par le rayonnement, ils n’étaient pas non plus stérilisés. Tous les germes de moisissure ou de putréfaction qui étaient sur eux constituaient un ensemencement qu’ils transportaient. Etait-ce un mal ? Peut-être était-ce un moyen de redonner vie à cette planète morte ?

            Une émotion intense les avait étreints, le premier hiver, lorsque la silhouette d’une mouette s’était découpée dans le ciel. Il y en eut d’autres et quelques colverts se mirent à chercher dans les champs et les étangs une nourriture énigmatique. Peut-être certaines zones étaient-elles indemnes, la mer ayant été plus vaste que la folie destructrice des hommes ? En se rendant sur le littoral, une ou deux traces de vie marine gonflèrent leur cœur d’un espoir irraisonné. Ils réussirent même à capturer des poissons qui leur apportèrent vivres frais et soutien moral. Mais de vie humaine, point ! Même dans les mines qu’ils visitèrent, aucune trace de vie ne subsistait. Les survivants éventuels, contrairement à Pierre, avaient dû rester prisonniers des entrailles de la terre.

            Il fallait cependant s’occuper d’Eric. Tous les jouets du monde lui appartenaient mais cela ne suffisait pas. A la mort de ses parents, resterait-il, seul être errant voué à la folie dans cet univers de désolation? Après bien des hésitations, Evelyne et Pierre s’étaient décidés à lui donner des frères et sœurs, malgré tous les risques que cela comportait. Pierre avait soigneusement étudié tous les livres de médecine qu’il avait pu trouver, s’était doté de tout ce qui pouvait l’aider en cas de difficulté. L’accouchement se passa pour le mieux. Ô surprise, après le premier bébé, une fille, les contractions reprirent et un deuxième enfant, un garçon, pointa bientôt le bout du nez...

            Malgré l’humour un peu cynique de Pierre, Evelyne ne consentit jamais à les prénommer Abèle et Caïn. De toute façon, Abèle était une fille.

            Non ! Décidément, l’Histoire ne se renouvelle jamais deux fois de la même manière !